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Chronique de Rémy Gillet sur « Le cycle d'Énora »

Les six livres du Cycle d'Énora sur fond bois

Ancien professeur de Lettres au lycée Alain à Alençon, et président de l’association Environnement Nord-Sarthe, Rémy Gillet a toujours été intéressé par la science-fiction : en tant que professeur de Lettres, il a abordé le genre avec plusieurs de ses classes et a régulièrement cherché à le valoriser par des articles dans des revues ou par des communications lors de colloques.

Il a publié "D’hier à demain", une œuvre mixte. La première partie, "Regards croisés sur la science-fiction", propose des coups de projecteur variés et précis sur la science-fiction et montre en quoi le genre peut s’affirmer comme une littérature de notre temps. La seconde partie "Douze tableaux d’un monde en devenir" rassemble des nouvelles évoquant le quotidien des humains du futur et la façon dont ils pourraient s’adapter tant bien que mal aux dangers que nous font courir le dérèglement climatique et notre confiance exagérée dans les technologies. Sont aussi abordés des problèmes comme le risque d’asservissement des individus ou les périls que court la démocratie.

Ayant passé dans sa vie bien des moments à raconter des histoires (à ses frères, ses cousines, ses copains, ses enfants, ses petits-enfants et une fois à la retraite en tant que "lecteur " à l’école de Champfleur dans le cadre de l’action "Lire et faire lire") Rémy Gillet a finalement publié en 2021 "Les aventures du P’tit Rémy", suite de brèves histoires vraies à partager entre grands et petits, qui nous plongent dans des souvenirs remontant aux années 1947-1956.

J’ajoute que Rémy Gillet est un homme chaleureux, aimable et extrêmement cultivé. J’ai donc été très heureuse quand il m’a fait part de son intention de chroniquer "Le cycle d’Énora" dont la lecture lui avait beaucoup plu. Cette chronique paraitra sur un blog dont la création est en cours. Mais il m’a autorisée à la publier dès à présent.

LE CYCLE D’ÉNORA de Catherine Lamour

Quelques remarques par Rémy Gillet  :

 

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L’action générale :

            Sur la planète Énora, s’est développée une civilisation de type médiéval dont l’une des particularités vient de cet ordre de femmes guerrières aux pouvoirs psychiques assez impressionnants (les faées). Ayant perçu que le prince Alaric aurait un "grand destin", l’ordre lui a donc envoyé une instructrice, mère Johanna. Son but : amener le futur roi à gouverner dans l’intérêt de tous mais aussi à s’intéresser aux origines du peuplement du continent sur lequel ils se trouvent… Usant de leurs pouvoirs et s’entourant d’auxiliaires précieux, ils vont braver les interdits, lutter contre les maladies et contre la misère, nouer des alliances entre royaumes, transformer les relations interpersonnelles, chercher des informations toujours plus précises sur le passé et finalement faire face aux humains du Nouvel Empire Galactique venus des profondeurs de l’espace… Bref, on est là dans un récit de Fantasy qui tend, au fil des six tomes qui le composent, vers une Science-Fiction plus classique.

            À noter que Catherine Lamour a complété ce flamboyant récit par au moins deux ouvrages dont il sera peu question ici puisque mon propos vise le" cycle d’Énora" en lui-même ; ces ouvrages sont intitulés :

1) Au temps des seigneurs-guerriers (qui dessine une tranche de l’histoire d’Énora en remontant de 500 ans dans un passé particulièrement brutal) ;

2) Nouvelles d’Énora (où nous sont proposés des coups de projecteurs qui permettent de mieux connaître certains des personnages du cycle, et particulièrement celui de Mahédine).

 

 

Réception de l’œuvre :

            Lire la suite des six livres du "cycle d’Énora" a été pour moi une suite de six moments d’une rare intensité tant il m’a été difficile de m’arracher aux récits proposés avant de les avoir achevés : de ce point de vue, mais pas seulement, je me suis retrouvé dans la situation que j’avais vécue il y a quelques années à la lecture du "cycle de Ténébreuse" de Marion Zimmer-Bradley : le "cycle d’Énora" n’a peut-être pas l’ampleur du "cycle de Ténébreuse" ; ni d’ailleurs la même ambition ; mais son auteure a su éviter certains des défauts que l’on peut reprocher à Zimmer-Bradley ; et cela tout en faisant écho à certains des thèmes chers à l’auteure américaine… D’où les diverses réflexions qui suivent :

 

 

De quelques défauts :

            Il y en a toujours dans une œuvre quelle qu’elle soit (voir ci-dessus) et les taire serait une maladresse. J’en signale deux ou trois dans le cours de mes remarques… J’en soulignerai ici deux autres : le premier est circonstanciel : l’éditeur qui devait la publier ayant eu de grosses difficultés, l’auteure s’est lancée dans l’autoédition ; elle a mis le temps qu’il fallait pour acquérir les compétences nécessaires mais il n’empêche que restent ici et là, surtout dans les premières éditions, de ces petites fautes qu’on laisse souvent passer quand on n’est pas du métier (et même si l’on s’y met à plusieurs).

           Le second défaut est propre à la plupart des récits de SF et de Fantasy et tient à un manichéisme parfois un peu trop simple, en particulier du côté des "méchants" : c’est perceptible chez les brigands commandés par Golmornac au livre 1 (y compris dans leur physique) ; ou chez Albarande, la reine folle ; ou encore chez Quassim, l’infâme souteneur du livre 4… et Mahédine fait un peu figure d’exception (voir plus loin).

 

 

Un récit toujours prenant :

            Il y a une exception à cela : le tout début du livre 2 qui manque de rythme ; mais pour le reste, le récit est bien conduit, évite de se perdre dans les détails (quand il y en a, on devine peu à peu qu’ils auront leur importance, et parfois bien plus tard). Et tout cela donne une grande force à l’histoire en créant un horizon d’attente toujours renouvelé.

           À vrai dire, l’auteure use de plusieurs moyens pour maintenir en vigueur cet horizon d’attente. Le premier consiste à parsemer son récit d’interrogations quant à l’origine de la population d’Énora : cela commence dès le début du livre 1 avec cette grosse "lunette astronomique" dont personne ne sait d’où elle vient ! Et cela va continuer avec plusieurs découvertes (par exemple, au livre 3, cette étrange classification alphanumérique des étoiles). Et de fait, les cinq premiers livres se présentent alors bien, et de façon de plus en plus nette, comme une quête des origines : or faire découvrir à ses personnages des indices dont ils ne savent pas trop quoi faire (du moins au début) permet à l’auteure de maintenir son lecteur en alerte…

           Un autre biais dont elle use pour ce faire revient à introduire dans son récit général des éléments secondaires qui viennent en ralentir le rythme : il en va par exemple ainsi au début du livre 5 avec les retards pris dans l’expédition vers Arcania ; et il n’est pas question ici des obstacles rencontrés (toute quête y est confrontée) mais des évènements qui n’ont pas à voir avec l’action et auxquels on ne saurait pourtant échapper tant ils sont importants pour l’image du monde que nous propose l’auteure (voir en particulier le mariage de ce coquin de Mahédine)... Mais inversement, cela peut même parfois aller jusqu’à laisser le lecteur sur sa faim : ainsi au livre 4 quand ce pauvre lecteur attend que ce même Mahédine reçoive une dernière leçon… qui ne vient pas !

            À noter enfin que l’auteure propose dans son récit, et à plusieurs reprises, des points de vue différents bien propres à susciter l’attention de son lecteur : c’est évidemment le cas lorsqu'Anna et Alaric sont séparés ; mais c’est sans doute au livre 6 que cela est poussé le plus loin : d’abord avec l’initial renversement des points de vue qui nous fait entrer sans crier gare au cœur de l’Empire (ce qui donne plus de force encore à la suite des épisodes) ; ensuite avec l’accélération finale donnée au récit qui nous fait en quelque sorte entrer dans l’Histoire (bon moyen pour finir élégamment).

 

 

Un récit d’une grande cohérence :

            C’est là une belle différence avec le "cycle de Ténébreuse" (dont l’intrigue de tel roman va parfois jusqu’à contredire l’intrigue de tel autre) : pour le "cycle d’Énora" au contraire, et dès le début, se perçoit de façon sous-jacente la présence d’un plan d’ensemble. Il concerne d’abord et bien normalement l’histoire elle-même qui progresse de façon logique : Alaric ayant été perçu comme personnage clef d’un futur assez vague au demeurant, Anna va contrevenir aux règles de son ordre et devenir sa maîtresse à la fin du livre 1, et cela pour lui donner en quelque sorte le ressort d’accomplir sa mission.

            Bien évidemment, cette cohérence concerne donc aussi les personnages : les rapports qu’ils ont entre eux sont toujours clairement dessinés : c’est par exemple le cas du trio amoureux formé d'Anna, Alaric et Maria qui fonctionne à merveille (ou presque) et cela sans tomber dans la mièvrerie… Mais c’est aussi le cas de personnages qui pourraient paraître plutôt secondaires : ainsi de Volesvres, par exemple, sans lequel la connaissance du passé serait impossible puisque c’est lui qui permet à Anna de connaître les langues anciennement parlées sur Énora et de progresser dans sa quête des origines.

 

            Cela étant, il arrive que les faits s’enchaînent un peu trop facilement : c’est particulièrement vrai au livre 5 dans la progression des personnages vers Arcania et dans la rapidité de leurs découvertes ; et cela même s’il faut reconnaître que l’auteure a préparé de longue date cette facilité en soulignant le caractère évolutif des pouvoirs d’Anna ainsi que l’intérêt qu’Alaric et elle portent depuis longtemps au passé d’Énora.

 

 

Des personnages attachants :

             Les principaux d’entre eux le sont, et peut-être d’abord, par leurs faiblesses et même par leurs défauts : et cela reste vrai même s’ils sont parfois héroïques dans les risques qu’ils prennent (voir Anna dans l’approche d’Arcania au début du livre 5) et même s’ils ont pour certains des pouvoirs supranormaux (à commencer bien sûr par les faées) ; car loin de nous les présenter comme d’invincibles héros, l’auteure nous les montre au contraire comme des êtres qui sont en butte à leur part d’ombre : c’est vrai d’Alaric (qui a bien du mal à équilibrer son rapport aux deux femmes qu’il aime) ; mais c’est le cas aussi d’Anna (qui doit à plusieurs reprises accepter ses limites et donc faire appel à autrui)…

            Pour le lecteur, la faiblesse même des personnages est un premier élément lui permettant de s’identifier à tel ou tel d’entre eux… Mais au-delà, il faut bien voir que les rend également attachants l’humanité dont ils font preuve : c’est déjà vrai dans l’attention qu’ils portent spontanément aux autres (par exemple, et dès le livre 1, avec l’épisode de l’accouchement difficile au cours duquel les paysans ne vont pas reconnaître leur futur roi) ; mais de ce point de vue, le personnage de Maria est sans doute le plus intéressant : en acceptant avec constance un rôle ambigu, elle réussit à transformer ce qui pourrait paraître faiblesse en force (on le voit par exemple quand elle use, au livre 5, de cette "voix de commandement" qui est innée chez elle, et cela pour le bien de tous).

 

            En fait, le "cycle d’Énora" comprend une foule de personnages dont beaucoup mériteraient qu’on s’attarde sur eux : Volesvres (déjà cité) ; Mahédine (dont on finit par apprendre le terrible secret qui a fait de lui un "mufle" comme il le dit lui-même) ; le conseiller Emmerick (dont la loyauté et la probité sont remarquables) ; Évata, la mère supérieure de Radek (dont le jeu politique peut paraître ambigu) ; et même les méchantes faées (celles qui cherchent à tuer Anna et sa fille au début du livre 5)… Car si toutes et tous ont quelques pouvoirs inhabituels, il n’empêche qu’ils ont d’abord et avant tout, comme la plupart des héros de la SF et de la Fantasy, des qualités et des défauts bien humains (et ce point-là est sans doute plus qu’important pour conduire le lecteur à s’intéresser à eux).

 

 

Une invention verbale classique :

            On peut la dire "classique" dans la mesure où elle ne concerne pour l’essentiel que le vocabulaire : c’est du reste ce que le lecteur attend en général de la SF et de la Fantasy… L’auteure ayant fait quelques articles sur le sujet, on soulignera ici :

1) que cette invention verbale touche surtout les plantes et les animaux… Car pour le reste, Énora tourne autour d’une étoile orange qui s’appelle le "soleil" ; la planète possède deux "lunes" ; le temps se mesure en "années" en "mois" et en "décades" ; etc. À noter cependant que les distances se mesurent en "krams" (à rapprocher de "kilomètres" ?)…

2) que cette invention verbale semble assez souvent passablement aléatoire : l’auteure l’avoue du reste elle-même quand elle dit avoir d’abord été sensible aux sonorités de certains mots ou à ce qu’ils pouvaient lui évoquer ; mais le hasard fait ici parfois bien les choses (ainsi pour les "gazors" qui font du miel) sauf qu’il s’agit parfois aussi de réminiscences linguistiques (les "estrellitas" qui sont de petites fleurs à 5 pétales) ;

3) que cette invention verbale repose assez souvent aussi sur des choix qui renvoient plus ou moins nettement à des espèces connues sur notre Terre ; c’est ainsi pour : le "cabire" (voir "cabri") ; l’"ourf" (décrit comme un plantigrade) ; le "sangue"  (voir "sanglier") ; le "léopon des neiges" (sans commentaire) ; la  "gravade" (qui empêche la femelle d’être  gravide) ; l’alcool de "ginvre" (voir "genièvre") ; le "vin de calve" (voir "calva") ; les "harps géants" (voir "harpies" sans parler de l’écho qu’ils font aux "banshees" de Marion Zimmer-Bradley)… Que ces choix soient plus ou moins conscients importe assez peu ; d’autant que le lecteur lui-même peut parfois aussi faire des rapprochements comme ceux qui sont ci-dessus évoqués : ainsi de "Johanna" la guerrière (qui peut faire penser à "Jeanne d’Arc") ou de la lointaine "Arcania" (où l’on peut retrouver le mot "arcanes")…

            Au reste, cette invention verbale est classiquement destinée à un dépaysement suggérant au lecteur cette autre planète qu’est Énora ; mais avec un vocabulaire que ce même lecteur puisse assez facilement interpréter.

 

 

Un reflet de notre monde :

            Malgré des différences évidentes, Énora n’est donc pas sans rappeler notre Terre : des saisons dont il faut bien tenir compte ; une nature inégalement généreuse et parfois dangereuse ; des états plus ou moins rivaux ; des coutumes qui s’avèrent passablement tyranniques… Et c’est encore plus vrai avec le système social de type médiéval que l’auteure nous met sous les yeux : les pouvoirs et les savoirs ne sont pas répartis équitablement ; et malgré l’importance donnée au féminin à travers l’ordre de Radek (qui rappelle celui des "Amazones Libres" chères à Marion Zimmer Bradley ou encore le "Bene Gesserit" du "cycle de Dune"), il appert que les femmes sont en général moins bien traitées que les hommes (et c’est sans parler des "bordelières" évoquées au début du livre 5).

            Au-delà, le récit met régulièrement en scène des rapports de pouvoir qui miment de façon insistante ceux que nous voyons à l’œuvre dans nos sociétés, et cela à tous les niveaux : des intérêts sont en jeu ; les sentiments peuvent l’emporter sur la raison… Et tout cela est vrai même chez les faées (le final du livre 2 est à cet égard parfaitement éloquent) ; et même chez les Impériaux (au début du livre 6 : voir ci-dessous).

            Plus encore, les rapports interpersonnels qui nous sont proposés sont très voisins de ceux que nous observons chez nous : à côté de prédateurs détestables (Mahédine pour un temps ou Quassim au début du livre 4), voici que nous sont présentés : 1) un homme inconsolable qui fait payer à son fils qui n’y peut mais la mort de sa femme (le roi Séniar) ; 2) une notion de la paternité (au livre 4) qui rejoint en partie celle qu’avaient développée les Romains (le père, c’est celui qui éduque)...

            Mais ce sont là des exemples banals et il semble plus intéressant encore de considérer le lien qui unit Alaric à Anna (c’est un phénomène que l’auteure amplifie, bien sûr, mais qui se rencontre parfois chez les humains que nous sommes) ou cette "voix de commandement" dont use Maria au livre 5 (phénomène assez incompréhensible mais attesté ici-bas, avec cette différence que nous ne savons pas l’utiliser à volonté).

 

            Reste malgré tout à traiter ici de cette absence de référence à la religion qui caractérise le cycle tout entier : il n’y a pas à ma connaissance de civilisation de type médiéval sans repère à un sacré plus ou moins transcendant ; et si l’on prend l’exemple du "cycle de Ténébreuse", il est clair que Marion Zimmer-Bradley adhère tout à fait à cette idée…

            Certes, Catherine Lamour met bien en place des fêtes qui accompagnent le cycle des saisons ; et un ordre faé dont le fonctionnement rappelle clairement celui des ordres religieux ; et des cérémonies funèbres qui ne sont pas sans ressembler à certaines de celles que nous avons sur notre Terre (et la réflexion sur le destin faite au livre 4 à l’occasion du décès de Séniar est du reste très forte)… Mais point de transcendance dans tout cela !

            Et il faut bien alors admettre : 1) ou que c’est là un sérieux oubli (mais ce n’est guère crédible au vu des efforts de cohérence de l’auteure) ; 2) ou que c’est un choix délibéré : dans ce cas, l’humanité future s’étant libérée des dieux et des religions, la seule transcendance acceptable pour les peuples des étoiles dont les Énoriens descendent est une forme supérieure d’humanisme assez semblable à celle que propose Luc Ferry dans "L’Homme-Dieu ou le sens de la vie" (ce qui est nettement confirmé par l’auteure elle-même et implique donc un premier engagement assez fort de sa part).

 

 

Un engagement féministe discret mais ferme :

            Comme chez Marion Zimmer-Bradley, il y a chez Catherine Lamour un féminisme bien présent ; car il ne faut pas s’y tromper : si l’ordre des faées possède un vrai pouvoir, il l’a préservé en s’isolant du reste du continent ; et pour le reste, dans la société énorienne, les femmes ne sont guère mieux considérées que bien des terriennes dans leur quotidien.

            Et de fait, Anna elle-même est amenée à réagir violemment aux tentatives d’agression dont elle est parfois la cible : ce sera à plusieurs reprises contre Mahédine et même une fois contre Alaric (au livre 1)… Mais cette violence, elle en fera surtout un usage terrible pour venger les sévices dont d’autres femmes sont les victimes (dès le livre 1 dans la façon dont elle émascule le violeur de Raguène ; au livre 4 contre Quassim, etc.)… Dans les deux cas, l’idée sous-jacente est la même : pour se faire respecter, les femmes doivent être fortes et même parfois intraitables !

            Cela étant, il convient de remarquer qu’Anna se bat aussi en faveur d’un renouveau du rôle des hommes dans l’éducation (y compris pour les faées)… Car les temps sont en train de changer sur Énora et les évolutions politiques induites par Évata et Anna à travers l’éducation du prince Alaric vont s’accompagner de changements sociétaux : en devenant plus savant et plus policé que ne l’étaient auparavant les puissants, Alaric va se montrer plus attentif au sort des gens du peuple et au sort des femmes en particulier (voir, et pour les deux cas, l’épisode de l’accouchement dès le livre1).

            Résultat : son attitude va faire tache d’huile en modifiant les comportements : dans son entourage immédiat d’abord (dans la lointaine Farstaff) et sur tout le continent ensuite (par sa façon de négocier). Or, et c’est là que ressurgit le féminisme de l’auteur, tout cela se fait sous l’impulsion première d’Évata et grâce à l’aide d’Anna d’abord et bientôt de Maria. Il est vrai que des hommes y participent aussi, et dès le début : Jaufret, le fidèle capitaine ; Volesvres, le savant archiviste ; Emmerick, le conseiller intègre ; mais justement, ce sont là des personnages mesurés qui ne croient pas que le pouvoir puisse s’acquérir par la brutalité (même si certains savent user de la force s’il le faut)…

            Au bout du compte, en nous présentant des femmes et des hommes capables de négocier au lieu de violenter d’emblée, mais capables aussi de manier l’épée aussi bien que la plume, l’auteure nous propose, et sans être candide, une image de la société où les différences entre le masculin et le féminin se réduisent : en cela, elle milite me semble-t-il habilement pour des rapports nettement apaisés entre les sexes (on en aurait bien besoin).

 

            Cela étant, l’on pourrait dire ici de l’auteure que son féminisme lui fait "oublier" un autre thème assez souvent traité par la SF et la Fantasy : celui du racisme… Et l’on voit bien d’aucuns suggérer que le futur est au mélange des ethnies et qu’il est donc peu plausible de voir des peuplements ethniquement peu différenciés... Mais cela est-il invraisemblable ?... Et faut-il traiter de tout ?... Après tout, Marion Zimmer-Bradley ne traite guère qu’indirectement du racisme… Et il semble donc difficile de reprocher à des auteures comme elle ou comme Catherine Lamour de vouloir d’abord traiter des problèmes qui touchent les femmes (après tout, il y a déjà là de quoi faire)...

 

 

Une vision politique du monde sans naïveté :

            C’est la suite logique de ce qui précède : les humains, avec leurs qualités et leurs défauts ne peuvent vivre en bonne intelligence qu’à deux conditions : 1) recevoir une éducation digne de ce nom (c’est à renouveler sans cesse et l’attention à autrui y est primordiale)… 2) être administrés par des responsables conscients du caractère complexe du monde (d’où l’importance accordée à la négociation par Alaric ; et c’est encore vrai au livre 6 quand les Énoriens font face à la toute-puissance de l’Empire).

            Cela pourrait paraître naïf, mais ce n’est assurément pas le cas ! Car en dessinant de façon de plus en plus affirmée au fil de ses romans un "art de gouverner" et "de se gouverner", l’auteure met bien en évidence que l’attention à autrui n’est pas faiblesse ; cela se confirme d’ailleurs quand le pouvoir fait preuve de la plus grande rigueur (c’est le cas dès le livre 1 contre les brigands qui ont mis les paysans du Garégan en coupe réglée).

            Au reste, l’auteure n’hésite pas à proposer l’idée que le progrès peut passer par la transgression : c’est vrai à la fin du livre 1 quand Anna contrevient à toutes les règles en devenant la maîtresse de son élève !... Et c’est encore vrai dans la façon dont elle bouscule les us et coutumes de ses sœurs faées : cette façon de braver des interdits lui vaut l’inimitié de certaines d’entre elles dont deux voudront l’assassiner (au début du livre 5).

            Enfin, cette vision politique du monde devient particulièrement intéressante au livre 6 : il y a bien sûr l’habileté dont font preuve les Énoriens dans leurs négociations avec l’Empire ; mais plus encore la volonté qu’ils mettent à limiter leurs propres désirs afin de préserver ce qui fait la richesse de leur civilisation : les technologies impériales leur offrent des facilités fascinantes… Mais justement, le mérite des Énoriens va consister à choisir parmi ces facilités sans tomber sous la coupe d’un "toujours plus" consumériste tel que nous le propose le capitalisme moderne pour qui coloniser des continents entiers ou saccager l’environnement n’est pas un problème…

 

            Et de ce point de vue (mais pas seulement) le récit de Catherine Lamour est, pour notre monde, d’une bien grande actualité !

                                                                                      Un grand merci à Rémy Gillet pour cette chronique !

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